Une lecture proposée par Laurent Leleu, par ailleurs éminent tenancier du blog Yossarian.
« Elle était là quand je me suis réveillé, je le jure. L'intuition. »
Conrad Metcalf n'aime pas que l'on empiète sur ses plates-bandes. Dans son domaine, c'est un as de l'investigation. Du moins, est-ce ainsi qu'il aime s'imaginer, et ce ne sont pas ses clients qui diront le contraire. Ils n'ont pas intérêt...
Metcalf ne nourrit aucune illusion. La société est un égout à ciel ouvert charriant des étrons humains. Les notables, les bourgeois ne valent guère mieux que la racaille. Tous des truands en costume ! Mais Metcalf a des principes. Lorsqu'on lui confie une affaire, il va jusqu'au bout. En vrai dur à cuire, il ne lâche pas le morceau. Et plus on lui met de bâtons dans les roues, plus l'enquête devient obscure, plus il se montre acharné. Telle est l'image qu'il se fait de son boulot d'inquisiteur privé.
« Malgré les deux ou trois couches de textile qui nous séparaient, je jure que je sentis ses mamelons me gratter les côtes comme des allumettes au soufre. »
On l'aura compris, avec Flingue sur fond musical Jonathan Lethem braconne sur les terres du roman noir américain. La référence à Chandler saute aux yeux de l'amateur. Elle est d'ailleurs assumée dès la dédicace. Avec ce premier roman, Lethem ne se cantonne toutefois pas au pastiche. Il agglomère des ingrédients SF à son intrigue, accouchant d'une sorte d'hybride à la gouaille réjouissante, où abondent les descriptions savoureuses, les dialogues sarcastiques et les situations croquignolesques.
« C'était une quinquagénaire avec de beaux restes, soit une trentenaire déjà faisandée. Je penchais plutôt pour la seconde hypothèse. »
L'omniprésence de l'humour semble en effet la caractéristique principale d'un récit lorgnant au moins autant sur Chandler que sur Dick. Lethem transpose les ressorts et les archétypes du polar dans un univers de SF. Truands, flics – pardon, inquisiteurs – véreux, femmes fatales et privés évoluent ainsi dans un cadre dystopique, une sorte d'État totalitaire droguant ses citoyens à l'Oubliol, substance en vente libre dans les pharmacies. De même, la radio diffuse des nouvelles musicales en lieu et place des informations, histoire d'apaiser les esprits (un procédé que l'on retrouve dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques). Et si jamais quelque fâcheux vient à perturber l'ordre, le bureau d'Inquisition s'empresse de lui retrancher quelques points de karma sur sa carte. Un avertissement pour le ramener à la raison. La congélation en guise de viatique pour les zéros karmiques.
« Quand j'avais choisi ce métier, j'avais cru bêtement que le jeu consistait à reconnaître un coupable dans une brochette d'innocents. En vérité, il s'agissait plutôt de repérer des innocents dans une foule de salopards. Et de les sauver si possible. »
Cependant, ce monde ne manque pas aussi de bizarreries et de zones d'ombre. Loin d'être lisse et policé, il donne plutôt l'impression d'une jungle sillonnée de prédateurs impitoyables. Grâce à une thérapie évolutive, les nourrissons et les animaux accèdent au statut de citoyens. Bébétêtes, le cigare au coin de la bouche et kangourous armés, en imperméable mastic, arpentent les rues de la cité, alimentant la chronique du crime organisé et contribuant à la mauvaise réputation de certains bars. Les bourgeois peuvent s'offrir les services de domestiques animaux (et non le contraire), histoire de tenir propre leur maisonnée, et plus si affinité, nourrissant ainsi leurs penchants zoophiles refoulés.
Bref, Flingue sur fond musical s'avère une lecture fort sympathique. Un OLNI au phrasé joliment troussé, à l'intrigue certes archétypée, mais les références sont assumées. Un roman à lire le sourire aux lèvres, sans se forcer, tant le style de Jonathan Lethem est accrocheur.
Jonathan Lethem - Flingue sur fond musical (Gun, with occasional music, 1994) – J'ai Lu, 1996 (roman inédit traduit de l'anglais [États-Unis] par Francis Kerline)
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