Le roman noir français, dit-on souvent avec regret, porte assez peu un regard critique et distancé sur l'histoire immédiate du pays. De temps en temps, certains ouvrages démentent ce constat. On pensera à la Corse (Alix Deniger, I Cursini, Série Noire), par exemple, ou au nucléaire (Manotti & DOA, L'honorable société, Série Noire).
Le nouveau roman de Marin Ledun parle de l'ETA, et de l'Etat. Sur fond d'Appetite for destruction de Gun's n' Roses, un jeune journaliste enquête sur la disparition d'un militant près de Bayonne. Pas facile pour lui, demi-basque, de démêler les fils, entre la famille du jeune disparu, le procureur ambigu, des barbouzes actifs et une organisation indépendantiste qui pratique la politique du silence. Le roman n'est pas une description de l'ETA et des ses actions. Il traite des actions engagées aujourd'hui contre les militants. Il prend le parti de l'humain et interroge les enjeux et les forces en présence. Sans super-héros pour tout arranger à la fin.
L'homme qui a vu l'homme pose question, voici donc ce qu'en dit l'auteur.
Quand on finit de lire ton roman, on se dit avec stupéfaction
que la torture est encore pratiquée en France. Comment as-tu choisi ce sujet
particulier des indépendantistes basques, quel en a été le point de départ ?
L’idée de ce roman est née en mai 2009, au moment où l’affaire Anza apparaît dans les médias, suite à une plainte déposée par sa famille pour
disparition inquiétante, dans un contexte pesant où d'anciens prisonniers
racontaient avoir été enlevés à la sortie de bars ou de réunions, disaient
avoir subi des interrogatoires illégaux et mettaient en cause des forces de sécurité
espagnoles.
Je venais d’emménager dans la région du sud-ouest et connaissais très
mal ces questions quotidiennement traitées dans la presse locale, mais très peu
à l’échelle nationale. Un journaliste basque que je remercie ici pour son aide
m’a fourni documentation et éléments d’explications et j’ai peu à peu pris
conscience du silence et des zones d’ombre qui entouraient cette affaire et à
quel point je connaissais mal cet aspect de l’histoire contemporaine de mon
pays, la France. Puis le corps de Jon Anza a été retrouvé, de façon extrêmement
bizarre, dix mois plus tard, dans une morgue à Toulouse, et l’affaire a pris un
sens trouble, avec de nombreuses zones d’ombres dans l’enquête.
Il y a eu une
histoire officielle et une Autre histoire, celle de la famille et des faits, et
le décalage entre les deux était abyssal. Pour moi, ça a été un véritable choc.
Une parfaite illustration, applicable à la France, de la première phrase du
roman de James Ellroy, American tabloïds : « L’Amérique n’a jamais été
innocente. »
Je croyais que ces pratiques appartenaient au passé. Et c’est
bien cela qui a immédiatement motivé l’écriture du roman : quelle réaction
un non-basque comme moi, un français moyen, un erdaldun comme Iban Urtiz, l’un
des héros journalistes du roman, pouvait avoir face à la découverte de soupçons
de pratiques telles que des interrogatoires illégaux, des enlèvements ou de la
torture. En France, dans mon pays, juste sous mes yeux. Aujourd’hui. Sans
prendre parti a priori, ni pour un camp ni pour l’autre. Comment
mettre en récit cette histoire ? Comment la raconter ? L’homme qui a
vu l’homme, qui est évidemment une fiction, du début à la fin, met en récit cela :
d’une part, cette découverte par un non-basque de certaines pratiques et d’une
affaire qui, finalement, nous concerne tous, même s’il est encore impossible de
dire aujourd’hui ce qui s’est réellement passé en 2009 ; d’autre part, des
femmes et des hommes, deux journalistes, des mercenaires et la sœur du
disparu, qui se débattent face au Secret pour comprendre s’il y a eu crime ou
pas.
Dès le départ, dans mon esprit, avec même l’écriture, il s’agissait d’une
formidable matière pour un roman noir (et pas un roman engagé). Puis je me suis
mis au boulot : décortiquer la machine, porter un regard romanesque,
mettre en récit, le plus clairement possible, une succession de faits réels
qui, d’une manière qui reste à définir, nous concernent tous parce qu’ils nous
parlent de la société dans laquelle nous vivons et de son histoire.
Plus que le choix de la violence dans le conflit indépendantiste,
tu évoques la façon dont la police française et espagnole font pression
(parfois même en dehors de la loi), sur les individus. Briser la contestation,
c'est un sujet qui concerne toutes les luttes, finalement ?
Briser les résistances et toute forme de contestation est
une méthode éprouvée, parmi d’autres, par le pouvoir, qu’il soit économique,
politique, etc. La torture est un outil qui sert à cela. La loi aussi, d’une
certaine manière, comme cette loi inique de l’incommunication en Espagne –
selon la législation espagnole, l’« incommunication » (incomunicación) désigne
la période suivant l’arrestation d’une personne présumée être liée à une
organisation terroriste pendant laquelle peut avoir lieu un interrogatoire sans
présence d’un avocat et/ou d’un médecin de son choix, dans un lieu tenu secret
de tous pour une durée théoriquement limitée à 13 jours. Le roman noir GB 84 de
David Peace, à propos de la répression de la grève des mineurs dans Angleterre
des années 84-85 par Margareth Thatcher en est, lui, une magnifique et forte
illustration romanesque.
L'auteur irlandais Sam Millar dit dans une interview au sujet de l'IRA et de
l'Angleterre "la force est le seul moyen d'y parvenir". Quel
regard portes-tu sur la violence utilisée par des militants ?
Ce n’est pas à moi, individu, de la juger, de l’approuver ou
de la condamner. Ce n’est pas mon rôle de romancier. L’homme qui a vu l’homme
est un roman. Ce que j’écris n’est pas la vérité ou si ça l’est, je n’en sais
rien. C’est ma lecture des évènements, avec mes personnages, mon écriture.
As-tu déjà reçu des réactions à ton roman, notamment dans
ta région ? Quel accueil penses-tu avoir avec ce sujet ?
Les premières réactions sont enthousiastes, un peu partout,
et notamment au Pays basque, ce qui me rend heureux. Mais le roman ne sort
officiellement que le 15 janvier prochain, je vous en dirai plus à ce
moment-là.
Côté écriture, quelle forme voulais-tu pour ce roman ?
Avec le personnage du journaliste récemment revenu au pays et le sujet
politique, tu es dans le roman noir ; et en même temps l'histoire a le rythme
d'un thriller, le tout dans un mélange réussi.
Le thriller est un ensemble de techniques d’écriture et non un genre, alors que le roman noir est une description de la société par le récit
fictionnel – et en particulier du crime comme principe social de
fonctionnement. J’ai travaillé la structure de L’homme qui a vu l’homme autour
d’un schéma plutôt classique du roman noir : le véritable héros du roman
est celui que l’on ne voit pas. Absent mais omniprésent par défaut tout au long
du roman. Où est Jokin Sasco ? C’est le leitmotiv.
Voilà la question que
les protagonistes du roman se posent, Eztia Sasco, sa sœur, Iban Urtiz et Marko
Elizabe, les deux journalistes qui enquêtent sur sa disparition. Jokin Sasco, c’est
L’introuvable de Dashiell Hammett. C’est la vérité cachée que l’on doit révéler
pour comprendre le fonctionnement de la machine. C’est le lien manquant entre
les différents personnages, les groupes auxquels ils appartiennent et leurs
interactions. Je démarre le roman ainsi, par un fait, une scène d’enlèvement,
de torture et de bavure telle qu’elle aurait pu se produire, histoire de mettre
le lecteur sous tension dès les premières lignes pour lui dire : regarde, écoute,
voici les faits, et vois les causes et les conséquences : la condition
humaine, le désespoir, la haine, la violence, la corruption policière, le
pouvoir, le crime, l’argent, les compromis, l’histoire d’une région, d’un pays,
et mes personnages de chair, de sang et d’émotions qui se débattent là-dedans.
D’ailleurs, je n’en ai pas terminé avec eux. Il me reste d’autres questions à
explorer, notamment : qui paie pour tout ça ? L’histoire continue, hélas.
Marin Ledun, L'homme qui a vu l'homme, Ombres Noires, 2014, 18 €, 463 p.
Pour rencontrer l'auteur ce mois-ci
Vendredi 17 janvier 2014 - 18h : Rencontre - dédicace organisée par la librairie ELKAR au Café de Pyrénées, Bayonne (64).
Samedi 18 janvier 2014 - 10h30 : librairie Jakin, Bayonne (64).
Samedi 18 janvier 2014 - 15h : librairie Le 5ème Art de Saint-Jean-de-Luz (64).
Samedi 18 janvier 2014 - 18h : la librairie Bookstore de Biarritz (64).
Pour rencontrer l'auteur ce mois-ci
Vendredi 17 janvier 2014 - 18h : Rencontre - dédicace organisée par la librairie ELKAR au Café de Pyrénées, Bayonne (64).
Samedi 18 janvier 2014 - 10h30 : librairie Jakin, Bayonne (64).
Samedi 18 janvier 2014 - 15h : librairie Le 5ème Art de Saint-Jean-de-Luz (64).
Samedi 18 janvier 2014 - 18h : la librairie Bookstore de Biarritz (64).
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